Après un premier LP («Rouge Gorge», 2017) et un vrai hit générationnel (Les Primevères des Fossés), Rouge Gorge revient avec «René», album de résilience et de renaissance, mariant new-wave hospitalière (dans tous les sens du terme), mélodies salutaires et courage des oiseaux. « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». On oublie souvent que cette phrase de Nietzsche, plutôt que de signifier le retour à la santé comme guérison et dépassement de la maladie, exprime au contraire l’acceptation de la maladie comme partie de soi, au même titre que la santé. La « grande santé », pour Nietzsche, c’est de pouvoir accueillir, en soi et hors de soi, la contradiction de polarités opposées : comme le bien et le mal, ou la lumière et l’obscurité, la santé et la maladie ne vont pas l’une sans l’autre. Cet amor fati (amour de la destinée), grâce auquel on ressort grandi d’une expérience douloureuse, irrigue comme un fil d’Ariane tout ce deuxième album de Rouge Gorge, «René» (comme « né à nouveau »), composé et enregistré par le rennais Robin Poligné parallèlement à sa rééducation et sa reconstruction, au sortir d’une longue maladie. En huit chansons, où la gravité du propos est toujours contrebalancéepar la légèreté des mélodies et la chaleur des arrangements, Rouge Gorge photographie, à la manière d’un journal intime, les différentes étapes qui mènent du réveil à la résilience. De Cette guerre, chantant d’une voix blanche la longue attente du jour où l’on se relève de l’épreuve, à Des jolies choses, pointant avec humour les phrases creuses de réconfort qu’on peut prodiguer quand les mots manquent (« Il n’y a pas que des jolies choses à vivre et c’est tant mieux »), en passant par « Pas moi », refusant les identités figées et la responsabilité que l’on nous demande d’endosser, «René» nous invite à parcourir, avec son auteur, le chemin vers le retour des sensations, la voix retrouvée, la réconciliation avec le monde. Chansons thérapeutiques, chansons d’amours ou chansons mystiques, chacun y reconnaîtra ses propres gouffres et remontées. Cousin rennais du Dominique A de la récente «Fragilité» (ou de sa chanson En surface composée pour Etienne Daho), héritier des jeunes gens modernes (Taxi Girl, Elli & Jacno, Daho encore) autant que du minimalisme arty de la new-wave new-yorkaise (Arto Lindsay, Mars), belge (Honeymoon Killers, Minimal Compact) ou allemande (Felix Kubin, Palais Schaumburg), Robin Poligné use d’un instrumentarium resserré et chaleureux (orgues Casio ou Yamaha, boite à rythmes analogique, guitares sommaires, ukulélé métallique), qui lui laisse tout loisir pour faire durer les parties instrumentales en tourneries lancinantes, aux tonalités quasi orientales, jouées par les orgues en contrepoint de son chant devenu plus grave, au grain légèrement abîmé.
De prime abord rétif à la compassion (« Allez-vous-en », chante-t-il dès le premier titre), Rouge Gorge retrace ainsi son lent réapprentissage de l’interdépendance entre êtres humains : recevoir une main tendue, accueillir la tendresse des proches, apprécier la bienveillance. Revenu des Profondeurs (et « leurs lueurs », plage n°6), désormais à l’écoute de son corps (et de la pluie battante sur son corps – Jaloux, plage n°3), Rouge Gorge finit par accueillir inconditionnellement la vie et la mort, la création et la destruction, comme l’oiseau accepte la présence du loup en lui (dans l’enjouée fable conclusive Le loup et l’oiseau) et lui offre sa plus belle robe, de plumes chatoyantes.
Photo : Titouan Massé